La Cour de Justice de l’Union européenne s’est prononcée le 21 janvier dernier dans l’affaire C-74/14, Etruras UAB et a./Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba (Autorité de la concurrence de la République de Lituanie).
La Cour a affirmé le principe selon lequel il est possible de présumer la participation à une pratique concertée, si les entreprises impliquées se sont abstenues de se dissocier publiquement de la pratique en question, ne l’ont pas dénoncée aux autorités administratives ou n’ont pas apporté de preuve pour renverser cette présomption.
La décision de la Cour a été rendue suite à une question préjudicielle posée par la Lietuvos vyriausiasis adminstracinis teismas (Cour administrative suprême de la Lituanie). Cette question préjudicielle avait été présentée dans le cadre d’un litige entre plusieurs agences de voyages, parmi lesquelles « Etruras » UAB et le Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba (Autorité de la concurrence lituanienne), au sujet de la décision par laquelle cette dernière les avait condamnées au paiement d’amendes pour avoir mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles et y avoir participé.
L’Autorité de concurrence lituanienne avait sanctionné en 2010 trente agences de voyages pour avoir mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles à travers un système commun de réservation de voyages en ligne (E-TURAS) géré par Etruras. Ce software permettait aux agences de voyages, qui achetaient par contrat une licence d’utilisation à Etruras, d’offrir et de vendre leurs voyages à travers leur site Internet, en suivant les modalités uniformes de présentation des réservations établies par Etruras.
D’après l’Autorité de concurrence, la pratique anticoncurrentielle avait débuté le jour où l’administrateur du software E-TURAS avait envoyé un message intitulé « Message relatif à la réduction de la remise, entre 0 et 3% pour les réservations faites sur internet » à travers la messagerie interne de ce software. Suite à ce message, huit agences de voyages avaient mis en place la limitation systématique de ce taux de remise dans le cadre de l’utilisation de ce système.
L’Autorité de concurrence avait retenu que les agence de voyages, qui utilisaient le système de réservation E-Turas au cours de la période considérée et qui n’avaient pas émis d’objection, étaient responsables d’une violation des règles de concurrence, puisqu’elles pouvaient raisonnablement supposer que tous les autres utilisateurs de ce système allaient également limiter leurs remises à un taux maximum de 3%. L’Autorité en avait déduit que ces agences s’étaient mutuellement informées du taux de remise qu’elles avaient intention d’appliquer dans le futur et que, de cette façon, elles avaient pu exprimer de façon indirecte, par accord implicite ou tacite, une volonté commune quant au comportement à avoir sur le marché. L’Autorité avait conclu que le comportement des agences sur le marché considéré devait être considéré comme constitutif d’une pratique coordonnée, en violation de l’article 101 TFUE, estimant que, quand bien même E-TURAS n’opérait pas sur le marché considéré, il avait joué un rôle, facilitant une telle pratique.
Suite à l’accueil partiel des recours et à la réduction des amendes infligées par l’Autorité aux agences de voyages par le Vilniaus apygardos adminstracinis teismas (Tribunal administratif régional de Vilnius), les deux parties avaient interjeté appel auprès du Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour suprême administrative de la Lituanie), qui avait décidé de suspendre la procédure et de soumettre deux questions préjudicielles à la Cour de Justice.
En particulier, le juge du renvoi s’interrogeait au sujet de l’interprétation de l’article 101, paragraphe 1 TFUE et, notamment sur la répartition de la charge de la preuve en vue de l’application de cette disposition. Ce juge avait en effet des doutes quant à l’existence d’éléments suffisants, aptes à démontrer, au cas d’espèce, la participation des agences de voyages concernées à une pratique coordonnée horizontale. Le juge soulignait à cet égard que le principal élément de preuve pour fonder une condamnation résidait uniquement dans une présomption, selon laquelle les agences de voyages auraient lu ou auraient dû lire le message controversé mis en cause dans la procédure au principal et auraient dû comprendre toutes les implications contenues dans la décision relative à la limitation des taux de réduction offerts sur les voyages. A cet égard, le juge mentionnait que, dans le cadre de la répression des violations du droit de la concurrence, la présomption d’innocence s’appliquait et exprimait des doutes quant à la possibilité de condamner les agences de voyages impliquées dans la procédure au principal sur la seule base de ces hypothèses, d’autant plus que certaines d’entre elles avaient nié avoir eu connaissance dudit message controversé, alors que d’autres avaient vendu leur premier voyage une fois seulement que les modifications techniques étaient intervenues, voire même n’en avaient vendu aucun grâce au système de réservation E-TURAS.
En réponse aux questions posées, la Cour a déclaré que « l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsque l’administrateur d’un système d’information, destiné à permettre à des agences de voyages de vendre des voyages sur leur site Internet, selon un mode de réservation uniforme, envoie à ces opérateurs économiques, par l’intermédiaire d’une messagerie électronique personnelle, un message les avertissant que les remises afférentes aux produits vendus par l’intermédiaire de ce système seront désormais plafonnées et que, à la suite de la diffusion de ce message, le système en cause subit les modifications techniques nécessaires pour mettre en œuvre cette mesure, lesdits opérateurs économiques peuvent, à partir du moment où ils avaient connaissance du message envoyé par l’administrateur du système, être présumés avoir participé à une pratique concertée au sens de ladite disposition, s’ils se sont abstenus de se distancier publiquement de cette pratique, ne l’ont pas dénoncé aux entités administratives ou n’ont pas apporté d’autres preuves pour réfuter cette présomption, telles que la preuve d’une application systématique d’une remise excédant le plafonnement en cause ».
La Cour a finalement précisé qu’ « il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner, sur la base des règles nationales régissant l’appréciation des preuves et le niveau de preuve requis, si, au regard de l’ensemble des circonstances qui lui sont soumises, l’envoi d’un message, tel que celui en cause au principal, peut constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires avaient connaissance de son contenu. La présomption d’innocence s’oppose à ce que la juridiction de renvoi considère que le seul envoi de ce message puisse constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires devaient nécessairement avoir connaissance de son contenu ».
Le texte de la décision est disponible ici.
Source : Curia