Le 11 décembre 2014 ont été publiées les conclusions de l’avocat général dans l’affaire C-352/13 Cartel Damage Claims Hydrogen Peroxide SA / Evonik Degussa GmbH e a.
Selon l’avocat général, dans le contexte d’une entente complexe s’étendant à l’ensemble du territoire de l’Union, le chef de compétence fondé sur le lieu du fait dommageable s’avère inopérant.
Le règlement Bruxelles I (1) prévoit que les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre doivent, en principe, être attraites devant les juridictions de cet État. Néanmoins, en cas de pluralité de défendeurs, une personne peut également être attraite devant le tribunal du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient étroitement liées et qu’il y ait ainsi un intérêt à les juger en même temps pour éviter que des décisions divergentes et inconciliables ne soient rendues dans différents États membres.
Ce règlement prévoit qu’en matière délictuelle ou quasi délictuelle, une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut également être attraite devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, même si ce tribunal se trouve dans un autre État membre.
En outre, le règlement Bruxelles I permet aux parties de déterminer le tribunal d’un État membre qui sera compétent pour connaître des différends nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé. Cette compétence prévaut, sauf exceptions, sur celles prévues dans le reste du règlement.
Dans cette affaire C-352/13, le litige au principal fait suite à une décision du 3 mai 2006 dans laquelle la Commission européenne a constaté que des sociétés fournissant du peroxyde d’hydrogène et du perborate de sodium avaient participé à une entente en violation des règles de concurrence de l’Union (2). À ce titre, certaines de ces sociétés ont été condamnées à payer des amendes.
Cartel Damage Claims Hydrogen Peroxide SA (CDC) est une société belge à laquelle plusieurs entreprises ont cédé leur droit d’indemnisation pour les pertes subies à cause de cette entente.
En mars 2009, CDC a introduit une action en indemnisation devant le Landgericht Dortmund (tribunal régional de Dortmund, Allemagne) à l’encontre de six des sociétés (3) sanctionnées par la Commission européenne. Ces sociétés étant domiciliées dans divers États membres, CDC a précisé dans sa requête que les juridictions allemandes étaient compétentes pour statuer à l’égard de tous les défendeurs, dans la mesure où l’un d’entre eux, à savoir Evonik Degussa GmbH, avait son siège en Allemagne.
En septembre 2009, CDC a abandonné son action à l’égard d’Evonik Degussa, à la suite de la conclusion d’une transaction à l’amiable.
Les autres sociétés visées par la requête de CDC ont contesté la compétence internationale du tribunal allemand. Elles ont fait valoir que les contrats de livraison conclus avec les sociétés lésées contenaient des clauses attributives de juridiction et d’arbitrage qui désignaient les tribunaux compétents en cas de litige résultant des contrats.
Saisi de doutes sur sa compétence internationale, le Landgericht Dortmund a posé à la Cour de justice plusieurs questions relatives à l’interprétation du règlement Bruxelles I.
Dans ses conclusions rendues publiques le 11 décembre 2014, l’avocat général Niilo Jääskinen rappelle, en premier lieu, que, selon la règle de compétence spéciale en matière délictuelle ou quasi délictuelle, est seule compétente la juridiction dans le ressort de laquelle le fait dommageable s’est produit, notion qui vise à la fois le lieu de l’événement causal qui est à l’origine du dommage et le lieu de la matérialisation de ce dernier. Cette règle, qui a pour objectif de limiter le nombre de procédures concurrentes et d’identifier une juridiction présentant un lien particulièrement étroit avec le litige, ne peut néanmoins pas être utilement appliquée dans le cadre d’une action en réparation fondée sur une infraction au droit de la concurrence telle que celle au principal. En effet, cette dernière a la particularité d’avoir été d’une durée importante, d’avoir porté sur l’ensemble du territoire de l’Union et d’avoir présenté une structure très complexe, de sorte que tant les actes collusoires que les participants et les victimes se trouvent dispersés dans un grand nombre d’États membres. L’avocat général estime donc que cette règle est inopérante en l’espèce.
En deuxième lieu, l’avocat général relève que, dans sa décision sur l’entente en cause, la Commission a constaté qu’il s’agissait d’une infraction unique et continue au droit de la concurrence de l’Union et que chaque participant pouvait se voir imputer, en tant que coauteur, le comportement effectif des autres participants, indépendamment de sa contribution concrète. À cet égard, l’avocat général souligne que, les règles nationales sur le partage de la responsabilité entre les membres d’une entente pouvant considérablement différer, il existe en l’espèce un risque réel que chacun des participants soit condamné à des dommages et intérêts calculés de manière différente si des juridictions d’États membres différents se prononcent de façon séparée. Or, en présence d’un tel risque, le règlement permet d’agir devant une seule et même juridiction à l’encontre de plusieurs défendeurs domiciliés dans divers États membres.
Dans ce même contexte, l’avocat général considère qu’un désistement du demandeur à l’égard du seul des codéfendeurs domicilié dans le ressort de la juridiction saisie n’affecte pas, en principe, la compétence de celle-ci pour connaître des recours dirigés à l’encontre des autres codéfendeurs. Toutefois, la disposition du règlement permettant d’attraire plusieurs défendeurs devant une même juridiction ne doit pas être appliquée de manière abusive. En l’occurrence, tel serait le cas s’il était établi que CDC et Evonik Degussa avaient sciemment différé la conclusion de leur transaction amiable après l’introduction de la requête dans le seul but d’établir une compétence judiciaire en Allemagne à l’égard des autres participants à l’entente.
En troisième lieu, l’avocat général estime que les différends liés à la réparation des dommages résultant d’une entente illicite ne pourraient être soumis à des clauses attributives de juridiction ou d’arbitrage incluses dans des contrats commerciaux qu’à condition que la victime ait donné son consentement exprès à de telles clauses, en toute conscience de l’entente et des dommages causés par cette dernière. Toutefois, l’avocat général souligne que les clauses désignant la compétence d’une juridiction située en dehors de l’Union ainsi que les clauses d’arbitrage ne peuvent être invoquées à l’encontre des dispositions du règlement que si le respect du droit de la concurrence de l’Union est pleinement garanti devant cette juridiction ou le tribunal arbitral.
(1) Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 12, p. 1).
(2) Décision C(2006) 1766 final de la Commission, du 3 mai 2006, dans l’affaire COMP/F/38.620 – Peroxyde d’hydrogène et perborate (JO L 353, p. 54).
(3) Il s’agit des sociétés Evonik Degussa GmbH (Allemagne), Akzo Nobel NV (Pays-Bas), Solvay SA (Belgique), Kemira Oyj (Finlande), Arkema France SA (France) et FMC Foret SA (Espagne).
Source : Curia